Mt 15, 21-28

 

Peut-être pour se reposer des controverses avec les Pharisiens et les scribes, et vaquer plus intensément à la contemplation, Jésus se retire avec ses disciples dans la région de Tyr et de Sidon, deux villes balnéaires situées en territoire païen. Il y poursuit cependant sa mission de salut, car « l'amour de la vérité aspire au saint loisir, mais la nécessité de l'amour accueille le juste travail »[1].

 

Se présente à lui une femme, non-juive et dans la détresse, qui vient le supplier pour sa fille « tour-mentée par un démon ». Élan de féminité et de maternité !

 

Malgré la vive émotion qui agite le cœur de la cananéenne, malgré sa confession de la messianité de Jésus – « Aie pitié de moi, Seigneur, fils de David » – celui-ci ne répond rien ; il n'accède pas de suite à sa requête. La voici donc confrontée au silence de Dieu dans sa prière de demande. Les disciples tentent alors une médiation : « Donne-lui satisfaction ! »

 

Jésus sort de son mutisme, mais par une objection qui sonne de prime abord comme un refus définitif : « Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues d'Israël ». De la sorte, il semble limiter sa mission au peuple juif uniquement. Serait-ce chez lui une absence de conscience universaliste qui ne lui serait venue que plus tard et qu'il aurait manifesté en disant : « J'ai encore d'autres brebis qui ne sont pas de cet enclos. Celles-là aussi, il faut que je les mène ; elles écouteront ma voix et il y aura un seul troupeau, un seul pasteur » (Jn 10, 16) ? Non.

 

En réalité, Jésus agit conformément aux Écritures selon lesquelles le salut offert à tous passe par la proclamation du Règne de Dieu aux enfants d'Israël en priorité (cf. Ez 34, 22-24 ; 39, 21). L'offrande de sa vie sur la croix pour la multitude permettra d'étendre cette proclamation aux païens – « Allez, de toutes les nations, faites des disciples ! », dit-il aux apôtres après sa résurrection – et de constituer la Maison de Dieu « maison de prière pour tous les peuples ». L'exaucement de la cananéenne, auquel il finit par consentir, ne fait alors qu'anticiper le salut objectif universel, l'accès des « petits chiens », selon l'expression courante à l'époque pour désigner les non-juifs, à la table des enfants de Dieu, leur obtention de la miséricorde divine.

 

Parce que cet évangile met en valeur la foi persévérante d'une femme qui obtient ce qu'elle veut, il pourrait donner à penser que toute prière de demande faite avec insistance, cris et larmes, en dépit de son contenu et de Dieu-même, serait efficace. Grave erreur, aux conséquences éventuellement dramatiques ! Ma mère me disait un jour : « Madame une telle, elle a perdu la foi le jour où son père est mort d'un cancer. Elle avait tellement prié pour sa guérison... » D'où est venu le scandale chez cette dame, sinon en partie, je pense, d'une mauvaise compréhension de la prière de demande ?

 

La Bible n'élude pas le fait du non-exaucement de certaines prières ; elle ne cache pas non plus le tourment psychologique chez la personne qui se tourne vers Dieu, mais se heurte à son silence ou à son refus. Job, broyé par la souffrance, se plaint de ce que « Dieu reste sourd à [sa] prière » (Jb 24, 12). L'auteur des Lamentations constate qu'il a « beau crier et implorer, à [sa] prière [Dieu] ferme tout accès » (Lm 3, 8). Dans le Nouveau Testament, les évangiles montre que Jésus n'accède pas à la demande de certaines personnes. Ainsi pour un démoniaque qu'il vient de libérer : « Comme il montait dans la barque, l'homme qui avait été possédé le priait pour rester en sa compagnie. Il ne le lui accorda pas » (Mc 5, 18).

 

S. Paul a vu au moins l'une de ses prières, pourtant insistante, repoussée : « Il m'a été mis une écharde en la chair, un ange de Satan chargé de me souffleter [...]. À ce sujet, par trois fois, j'ai prié le Seigneur pour qu'il s'éloigne de moi. Mais il m'a déclaré : “Ma grâce te suffit : car la puissance se déploie dans la faiblesse” » (2 Co 12, 7-8).

 

L'apôtre indique néanmoins la sagesse qui a présidé à ce refus lorsqu'il écrit que cette écharde lui a été laissée afin qu'il ne s'enorgueillisse pas (v. 7) et apprenne à ne mettre sa confiance qu'en Dieu. Il nous indique ainsi que le Seigneur n'agit pas de manière arbitraire, qu'Il a ses chemins qui ne sont pas les nôtres. Quelles que bonnes soient nos intentions, elles ne peuvent être plus sûres que les intentions divines (cf. Is 55, 8-9 ; Prov 16, 25 ; 21, 2).

 

L'attitude de Jésus, dans sa prière d'agonie au jardin des oliviers, caractérise la juste manière de présenter nos vœux à Dieu, une manière qui ne refoulent pas les désirs, mais les soumet résolument à la bienveillance du Père des Cieux et à son plan de salut, qui accepte donc qu'ils ne soient pas exaucés selon nos vues : « Il tomba face contre terre en faisant cette prière : “Mon Père, s'il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! Néanmoins, non pas comme je veux, mais comme tu veux” » (Mt 26, 39).


[1] Otium sanctum quærit caritas veritatis ; negotium iustum suscipit necessitas caritatis, S. Augustin, La Cité de Dieu, XIX, 19.