LES EFFETS ET LES ACTES DE LA CHARITÉ

 

Les actes de la vertu théologale de charité

 

Il faut distinguer les effets intimes de la charité et ses actes extérieurs. Les effets intimes comprennent la dilection, la joie, la paix et la miséricorde. Les actes extérieurs peuvent se ramener sous le terme de bienfaisance.

 

Les effets intimes de la charité

 

La dilection est l'effet intime principal de la charité. Elle est cette amitié entre Dieu et nous, « qui comprend la bienveillance, mais y ajoute une union affective » (IIa IIae, q. 27, a. 2). Aimer Dieu, ce n'est pas faire acte de bienveillance à son égard, c'est se laisser aimer par Lui et surtout l'aimer en s'engageant à ne faire plus qu'un avec Lui. Le premier effet de la charité est donc l'union amoureuse à Dieu. Nous aimons alors Dieu pour Lui-même, comme l'Être suprêmement aimable, notre Origine et notre Fin. Cet amabilité infinie de Dieu appelle notre amour total et sans mesure.

 

La joie est le premier effet intérieur de la charité (cf. Ga 5, 22). Il ne s'agit pas ici d'une joie sensible, corporelle, d'un plaisir des sens, mais d'une joie spirituelle qui se complaît dans la volonté de Dieu, fût-elle pénible à notre sensibilité. Elle résulte essentiellement de la certitude que le bonheur de Dieu est immuable ; secondairement de sa présence en nous par la grâce sanctifiante, c'est-à-dire de notre bonheur d'être uni à Lui. Pour comprendre ces deux aspects de cette joie de la charité, il suffit de rappeler que la joie d'un ami pour son ami provient d'abord du bonheur de cet ami, puis, si possible, de sa présence. En raison de l'amour d'amitié avec Dieu que réalise la charité, du seul fait que Dieu est éternellement heureux, notre joie est inaltérable, et notre charité est heureuse non seulement de tout ce que Dieu est, mais encore de tout ce qu'Il fait (création, rédemption). Quant à la présence, Dieu est toujours présent en celui qui l'aime de charité, selon cette parole de S. Jean : « Celui qui demeure dans la charité, demeure en Dieu et Dieu en lui » (1 Jn 4, 16)[1]. De plus, comme la charité peut informer toute notre vie, c'est-à-dire être à la racine de tout notre agir aussi bien contemplatif (office liturgique, prière solitaire, lectio divina...) qu'actif (bienfaisance spirituelle, corporelle ou matérielle à l'égard du prochain, activités intellectuelles, travaux manuels, etc), cet agir apporte avec lui la joie spirituelle de la charité. Ceci se vérifie jusque dans le malheur, où tout en souffrant cruellement physiquement et moralement, notre charité trouve sa joie à offrir ce douloureux sacrifice à Dieu.

 

La paix avec soi-même et avec les autres est le deuxième effet intérieur de la charité. Avec soi-même tout d'abord parce que la charité ordonne, repose et unifie tous nos amours, toutes nos tendances affectives – sensibilité et volonté – dans un amour unique et premier qui est Dieu. Alors que, comme dit S. Paul, « la chair convoite contre l'esprit » (Ga 5, 17) et provoque notre dispersion, la charité unifie tous nos désirs en les tournant vers Dieu qui seul peut les combler et les combler au-delà même de l'imaginable. La paix naît de ce que nos appétits se recueillent en Dieu, un bien unique qui est aussi l'unique bien capable de les satisfaire totalement et définitivement. Elle met fin à nos discordes intérieures, à la lutte entre nos diverses tendances. Bref, elle réalise le plus parfait repos de l'âme dans le bien le plus parfait (cf. IIa IIae, q. 29, a. 3, ad 3). Demander au Seigneur avec le psalmiste d'unifier notre cœur (cf. Ps 85, 11b) revient à Le prier d'augmenter notre charité. Ne nous leurrons pas toutefois, notre paix intérieure en ce monde, et par conséquent la paix extérieure, ne peuvent être qu'imparfaites parce que nous ne sommes pas encore établis dans la vision de Dieu et que « bien des assauts, et du dedans [concupiscence] et du dehors [démon, méchanceté humaine, catastrophes naturelles...] viennent troubler cette paix » (IIa IIae, q. 29, a. 2).

 

En plus de cette paix intérieure toujours imparfaite ici-bas, la charité réalise aussi la paix avec autrui, la paix extérieure, mais à la condition que l'autre soit aussi pacifié intérieurement par le règne de la charité dans son cœur, tourné vers Dieu de tout son être. Ici se vérifie le mot d'Antoine de Saint-Exupéry : « S'aimer, ce n'est pas se regarder l'un l'autre, mais regarder ensemble dans la même direction »[2]. Sans cette condition, il ne s'agit pas à proprement parler de la paix extérieure, mais d'une concorde, c'est-à-dire de « l'union des tendances affectives de plusieurs personnes » (IIa IIae, q. 29, a. 1) pour un bien – qui n'est pas Dieu – ou un mal. Il faut encore ajouter que si les amis ont même vouloir et même non-vouloir, et que de là résulte la paix extérieure, leur amitié, ainsi que le note Aristote[3], ne comporte pas nécessairement l'accord de leurs opinions, d'ordre spéculatif ou pratique, qui sont affaire principalement d'intelligence et non de volonté. « Pourvu que l'on soit d'accord sur les biens les plus importants [les biens surnaturels, le salut, la sanctification des âmes, la vie vertueuse orientée par l'amour de Dieu], un désaccord sur des choses minimes ne va pas contre la charité [...] Si pareil dissentiment en matière légère, et portant sur de simples opinions, n'est pas compatible avec la paix parfaite, qui suppose la vérité pleinement connue et tous les désirs comblés, il peut cependant coexister avec cette paix imparfaite qui est notre lot ici-bas » (IIa IIae, q. 29, a. 3, ad 2).

 

La miséricorde , troisième des effets intérieurs de la charité, est à la frontière entre les effets intimes et les actes extérieurs de la charité. Elle est, dit S. Augustin, « la compassion que notre cœur éprouve en face de la misère d'autrui et qui nous pousse, si nous le pouvons, à lui venir en aide » (Cité de Dieu, L 9, ch. 5). Cette misère de l'autre, pour laquelle nous éprouvons tristesse et pitié parce que nous la regardons comme nôtre actuellement ou éventuellement, peut être une misère spirituelle (intellectuelle, morale, religieuse), corporelle ou matérielle. Notre miséricorde sera d'autant plus vive que la misère en question est imméritée. Le pécheur, lui, ne mérite pas la miséricorde à raison de sa faute, qui est au contraire digne d'une juste punition, mais à raison des maux qui lui sont advenus parce qu'il s'est écarté du droit chemin. À l'égard d'un damné, il ne peut plus y avoir de miséricorde parce que, de son propre vouloir, en refusant de se repentir, il s'est fixé éternellement dans le malheur auquel il tient tout en souffrant terriblement.

 

Cette miséricorde de la charité, à la différence des deux premiers effets de celle-ci, est proprement une vertu parce qu'elle ajoute un aspect spécial au bien de la charité : la misère de celui dont elle a compassion[4]. Surnaturelle, volontaire, réglée par la prudence, désintéressée, elle ne doit être confondue ni avec la vertu naturelle de miséricorde qui peut bien être exercée par des incroyants ; ni avec la passion de miséricorde qui, si elle ne se soumet à la raison, peut entraîner des actes peccamineux, par attendrissement intempestif – pensons à l'euthanasie – et « en faisant manquer à la justice[5] ». La miséricorde de la charité est participation à la miséricorde même de Dieu envers les hommes qui veut que tous « soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité[6] » (1 Tm 2, 4). Dans un ordre de perfection, notre compassion doit donc porter principalement sur la misère spirituelle d'autrui[7], et secondairement sur ses misères corporelle et matérielle. Mais il est bien évident que dans l'ordre du nécessaire immédiat, celles-ci doivent être considérées en premier et devenir l'occasion d'annoncer, avec respect et discrétion, la Bonne Nouvelle du salut[8].

 

Les actes extérieurs de la charité

 

Les actes extérieurs de la charité sont multiples, mais peuvent se ramener sous le terme de “bienfaisance” puisque celle-ci consiste à faire concrètement du bien à autrui. Elle provient alors ou directement de la vertu de charité, ou indirectement, notamment par les vertus de miséricorde[9] – qui s'attriste de la misère d'autrui – de pénitence – qui veut satisfaire pour le péché – de religion – qui veut rendre un culte à Dieu[10] – ou de libéralité[11] – qui modère notre attrait et notre attachement aux richesses. On peut distinguer la bienfaisance spirituelle (prière, enseignement, conseil, consolation, correction fraternelle, pardon des offenses, support des défauts, écoute), la bienfaisance corporelle et matérielle (nourriture, boisson, vêtements, soins médicaux, caresses, hospitalité, aumône pécuniaire, sépulture)[12]. Même si « à parler absolument, nous ne pouvons pas faire du bien à chaque homme en particulier », notre bienfaisance, guidée par la vertu de prudence, doit être disposée à s'étendre à tous, ce qu'elle réalise dans le seul cas de la prière « pour tous les hommes, croyants ou non » (IIa IIae, q. 31, a. 2, ad 1). Envers Dieu, elle ne peut toutefois s'exercer puisqu'Il ne Lui manque rien. Nous n'avons donc pas à faire du bien à Dieu, « mais à l'honorer en nous soumettant à Lui : c'est à Lui de nous faire du bien en vertu de son amour » (IIa IIae, q. 31, a. 1, ad 1). La charité à son endroit prendra donc la forme de l'action de grâce, de la louange et de l'adoration.

 

Les actes extérieurs de la charité sont innombrables parce que la charité est la vertu qui peut animer toutes les autres vertus. Comme l'écrit S. Paul aux Corinthiens : « La charité est longanime; la charité est serviable ; elle n'est pas envieuse; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ; elle ne fait rien d'inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s'irrite pas, ne tient pas compte du mal ; elle ne se réjouit pas de l'injustice, mais elle met sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout » (1 Co 13, 4-7). Par la charité, tout ce que nous pensons, voulons et agissons peut devenir amour de Dieu, de nous-même et du prochain pour Dieu. C'est ainsi que S. Jean de la Croix dit de l'âme parvenue au sommet de la charité que : « Tout son exercice est d'aimer »[13]. On peut en effet se nourrir par charité, s'unir par charité, travailler par charité, dormir par charité, se brosser les dents par charité, supporter la souffrance par charité, étudier par charité, jouer par charité, prier par charité... Exercer la charité permet de croître et de demeurer dans l'amour selon cette parole de S. Jean : « Si quelqu'un possède les biens de ce monde et voit son frère dans le besoin, et qu'il se ferme à toute compassion, comment l'amour de Dieu demeurerait-il en lui ? » (1 Jn 3, 17). En Jésus et par son Esprit, Dieu est à la fois l'exemple et l'inspirateur de nos actes de charité. Nombreux en effet sont les actes charitables que les évangiles nous donnent à contempler dans le Christ et dans son enseignement en paraboles (la brebis perdue, le Père prodigue [Lc 15] ; le bon Samaritain [Lc 10, 25-37]...). Et l'apôtre Pierre dira de lui qu'il a passé en faisant le bien et en guérissant... (Ac 10, 38). Quant à l'amour de Dieu, écrit S. Paul, il « a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné » (Rm 5, 5).

 

Oui, la bienfaisance est particulièrement agréable à Dieu selon cette parole de l'épître aux Hébreux : « Quant à la bienfaisance et à la mise en commun des ressources, ne les oubliez pas, car c'est à de tels sacrifices que Dieu prend plaisir » (13, 16).

 

[1] Ici, toutefois, notre joie peut être mêlée de tristesse : celle de nos péchés véniels, de nos imperfections, de notre médiocrité spirituelle, bref celle de n'être pas encore parfaitement saint et ne pas encore voir Dieu face à face. Cette tristesse naît pour les mêmes raisons vis-à-vis d'autrui. Nous gémissons « du retard de notre condition glorieuse », de dilatione gloriae, IIa IIae, q. 28, a. 2, ad 3.

[2] L'application peut en être faite à l’œcuménisme entre chrétiens comme l'a remarquablement fait le Père Raniero Cantalamessa dans son homélie du Vendredi saint en présence du Pape Benoît XVI le 21 mars 2008 : « On dit que “s'aimer ce n'est pas se regarder l'un l'autre mais regarder ensemble dans la même direction”. Entre les croyants des différentes Églises aussi, s'aimer signifie regarder ensemble dans la même direction qui est le Christ. Il est notre paix (Ep 2, 14). Regardons ce qui se passe avec les rayons d'une roue quand ils partent du centre vers l'extérieur : à mesure qu'ils s'éloignent du centre, ils s'éloignent aussi les uns des autres, et terminent à des points distants de la circonférence. Regardons en revanche ce qui se passe lorsqu'ils se dirigent de la circonférence vers le centre : plus ils s'approchent du centre, plus ils se rapprochent les uns des autres, jusqu'à ne former qu'un seul point. Dans la mesure où nous irons ensemble vers le Christ, nous nous rapprocherons les uns des autres, jusqu'à être vraiment, comme il l'a demandé, “une seule chose avec lui et avec le Père” ». Osservatore Romano, 1er avril 2008.

[3] Cf. Éthique à Nicomaque, IX, chapitre 6.

[4] Cf. ST IIa IIae, q. 30, a. 3, ad 3.

[5] Ibid., ad. 1.

[6] Pour une juste compréhension de cette expression paulinienne, cf. ST Ia, q. 19, a. 6, ad 1.

[7] C'est ainsi que S. Benoît dans sa Règle, s'appuyant sur Mt 6, 33, exhorte l'Abbé à se garder « de négliger ou de compter pour peu le salut des âmes qui lui sont confiées, sans donner plus de soin aux choses passagères, terrestres et caduques » (Chapitre 2 : Les qualités que doit avoir l'Abbé) ; et le Code de droit canonique de 1983 stimule en son dernier article que « le salut des âmes [...] doit toujours être dans l'Église la loi suprême » (n° 1752).

[8] Cf. ST IIa IIae, q. 32, a. 3.

[9] Ibid., a. 1.

[10] Ibid., ad 2.

[11] Ibid., ad 4.

[12] Ibid., a. 2.

[13] « Parce que l'amour seul la gouverne, elle fait tout par amour, elle souffre tout par amour ; sa contemplation et son commerce avec Dieu, tous ses exercices spirituels et toutes ses œuvres corporelles, tout ce qui est renfermé dans les fonctions du corps et de l'âme, n'a point d'autre principe ni d'autre fin que l'amour. Ô heureux état ! ô vie heureuse ! ô heureuse âme ! qui est arrivée au point de ne sentir plus ni joie, ni tristesse, ni amertume, ni douceur, ni bien, ni mal que pour l'amour, que par l'amour, et que dans l'amour de Dieu » Cantique spirituel A, strophe 20.