L’ÉGLISE COMME CORPS DU CHRIST

INTRODUCTION

Du IXe au XIe siècle, l’Église traverse diverses crises relatives à l'Eucharistie, notamment sur la question de la présence réelle du Christ dans ce sacrement. C'est au cours de cette période que s'élabore la notion de triplex Corpus Christi : le Corps né de la Vierge Marie, le Corps eucharistique et le Corps ecclésial. Dans l'Écriture, c'est à saint Paul que revient l'usage de l'expression « Corps du Christ » appliquée à l'Église[1]. À sa suite, les Pères montreront que le mystère de l’Église est le mystère de la communication de la Plénitude de la Tête, le Christ, aux membres de son Corps. Au XIIIe siècle, saint Thomas d'Aquin, nourri de l'Écriture et de la réflexion patristique, organisera cet héritage en une synthèse spéculative privilégiant la ligne descendante de l'ordre réel, c'est-à-dire allant du mystère du Verbe incarné au mystère de son Corps qu'est l'Église. Nous suivrons ici son enseignement.

LE CHRIST, TÊTE DE L'ÉGLISE

La triple grâce du Christ

Notons d'emblée que cette triple grâce du Christ n'est en réalité que la même grâce considérée sous trois aspects distincts. Comme l'écrit saint Thomas : « Il faut remarquer qu’il y a dans le Christ une triple grâce : la grâce d’union (gratia unionis), sa grâce de personne privée, qui est une grâce habituelle (gratia habitualis) et, enfin, sa grâce de Tête (gratia capitis), qui est celle de son influence.[2]»

  1. La grâce d'union : elle est le fait pour la nature humaine et la nature divine d'être unies dans la Personne éternelle du Verbe à tel point qu'elles forment un seul être. On parle encore de l'union hypostatique.

  2. La grâce habituelle : elle dérive de la grâce d'union bien que de manière non nécessaire et est une participation de l'âme à la nature divine. Par elle, l'humanité individuelle assumée par le Verbe est éminemment sainte. On l'appelle encore grâce personnelle ou sanctifiante.

  3. La grâce capitale : elle s'identifie à la grâce habituelle, mais envisagée en tant que communiquée à l'Homme pour son salut. « La grâce a été donnée au Christ non seulement comme à une personne privée, mais bien en sa qualité de tête de l’Église, de telle sorte qu’elle rejaillisse de Lui sur ses membres.[3]»

La métaphore de la tête

Au plan naturel, la tête de l'Homme, bien que de même nature que le corps, lui est supérieure à un double point de vue. D'une part, elle a en elle tous les sens alors que les autres membres ne possèdent que le toucher. D'autre part, elle donne force et mouvement à tout le corps car c'est d'elle que vient tout ce qui est nécessaire à la vie : air, nourriture, direction (cf. ST III, q. 8, a. 1). Ces observations peuvent être transposées sur le plan des rapports entre le Christ-Tête et son Corps qu'est l'Église. En effet, si le Christ est consubstantiel aux Hommes selon son humanité, il leur est aussi supérieur en raison de sa plénitude de grâce (Cf. Jn 1,14) qu'il leur communique.

La limite de la métaphore tient au fait qu'au plan naturel la tête ne peut vivre elle non plus sans les membres du corps, entre elle et eux existent une complémentarité, alors que le Christ, lui, n'est en rien complété par les membres de son corps mystique. En tant qu'homme, il est dans l'Église comme sa Tête, en tant que Dieu il lui est infiniment supérieur.

L'exercice de la capitalité du Christ en tant qu'homme

Plein de grâce, le Christ, non seulement la fait rejaillir sur son corps individuel à partir de son âme, mais encore la communique aux autres Hommes, pour en faire les membres de son Corps mystique. Comment s'exerce cette transmission ? Selon l'enseignement des Pères, l'humanité du Christ est l'instrument de sa divinité. Saint Thomas reprend cette doctrine en faisant de l'humanité du Christ une véritable cause instrumentale libre et conjointe du Verbe divin. Ainsi, en tant que Dieu, il convient au Christ de donner la grâce par autorité, mais en tant qu'homme, parce que la cause instrumentale ne produit son effet que sous la motion de l'agent principal, il lui revient de la donner instrumentalement[4]. Toutes ses actions humaines, en vertu de sa divinité, ont causé la grâce par une efficience instrumentale.

Cependant, la causalité instrumentale de l'humanité du Christ est unique. A la différence de tout autre instrument par lequel l'influx de la cause principale ne fait que transiter, elle possède réellement en elle-même ce qu'elle donne. L'humanité du Christ est en effet sanctifiante parce qu'elle est sainte. Elle est de plus un instrument libre, conjoint et non séparable de sa cause principale, alors qu'un marteau par exemple n'est ni doué de liberté, ni conjoint, et que le prêtre qui agit in persona Christi capitis n'est pas uni hypostatiquement au Verbe. Son influence sur le Corps mystique s'exerce à la fois par un influx intérieur, la grâce, et par un influx extérieur, les sacrements et les ministères[5].

L'ÉGLISE, CORPS MYSTIQUE DU CHRIST

La complexité du Corps mystique

Le Concile Vatican II, dans la constitution dogmatique Lumen Gentium, a défini l'Église comme « une seule réalité complexe, faite d'un double élément humain et divin.[6]» Le double influx de la Tête sur ses membres fonde en effet les deux composantes du Corps mystique. Celui-ci doit ainsi être considéré et comme communion surnaturelle ou communauté de grâce (élément invisible et principal), et comme institution (élément visible et second) comprenant les moyens (sacrements et ministères) d'entrer, de demeurer et de grandir dans cette communion. Comme le Christ, mais analogiquement, l'Église est donc une réalité à la fois spirituelle et incarnée.

L'instrumentalité des ministres

Selon l'influx intérieur, le Christ peut communiquer sa grâce indépendamment de tout acte extérieur (cf. les miracles accomplis à distance). Mais selon l'influx extérieur, il le fait par une activité extérieure, corporelle. Depuis l'Ascension, depuis donc que le Christ glorifié a retiré de la terre sa présence corporelle, cet influx extérieur est exercé par l’activité des ministres qu’il a institués pour dispenser aux fidèles les sacrements. Si ces ministres sont eux aussi appelés « têtes » de l’Église, ce n'est que de façon seconde et dérivée. A la différence du Christ, ils ne transmettent pas une grâce qui leur est propre, ne sont « tête » que pour un temps et un lieu déterminé, et uniquement pour l’Église de la terre, puisque seule la hiérarchie de sainteté perdurera pour l'éternité.

Les membres de l'Église

Tout Homme, de par son âme spirituelle, est apte à recevoir la grâce et donc capable de devenir membre du Corps du Christ qu'est l'Église. Néanmoins, à la différence des membres d'un corps naturel, les membres de l'Église n'existent pas tous en même temps. De plus, parmi ceux qui vivent à la même époque certains sont encore privés de la grâce, quand d'autres la possède déjà. Saint Thomas l'exprime ainsi : « Il faut regarder comme membres du Corps mystique non seulement ceux qui le sont en acte, mais aussi ceux qui le sont en puissance.[7]» Parmi ceux qui sont membres en acte, il faut distinguer ceux qui appartiennent à l'Église par la foi ou/et par la charité ici-bas, et ceux qui lui appartiennent dans la gloire jouissant de la béatitude.

Quant aux anges, le Christ est aussi leur tête, non toutefois en tant qu'il les aurait rachetés, puisque dans leur cas toute rédemption est impossible, mais en raison d'un surcroît de grâce qu'il leur accorde et qui les fait passer en son Corps mystique, l'Église. Ainsi ordonnés à une même fin que les Hommes – la béatitude – les anges appartiennent à l'Église de la gloire. La capitalité du Christ sur les anges diffère donc de celle qu'il exerce sur les Hommes, car le Christ et les anges ne sont pas de même nature et les anges étaient déjà bienheureux avant l'incarnation.

CONCLUSION

À la fois communion théologale et ordre des moyens d'y introduire, l'Église, Corps du Christ, est un seul être complexe, une réalité spirituelle et incarnée. Cette unité tient à la grâce christique qui rejaillit de la Tête dans le Corps par causalité efficiente, ainsi qu'à la finalité de cette grâce qui consiste dans l'union des Hommes et des anges au Christ. Mais il y a également une causalité exemplaire du Christ sur son Corps (cf. ST III, q. 48-49) : la grâce qui dérive de la Tête est christoconformante, c’est-à-dire que la vie des membres reproduit, individuellement et communautairement, la vie du Christ en quelque façon. C’est là l’aspect moral, second, mais non secondaire, de la doctrine du Corps mystique.

BIBLIOGRAPHIE

  • Catéchisme de l'église catholique, N° 787-796.
  • Journet Ch., Théologie de l'Église, Paris, 1958.
  • Soujeole de la B.-D., Cours d'ecclésiologie, Fribourg, 2006.
  • St. Thomas, Somme de théologie, IIIa, q. 8.

[1] Cf. par exemple 1 Co 12,27 ; Eph 4,12.

[2] Super Ioan. 3,34, no 544.

[3] IIIa, q. 48, a. 1.

[4] Cf. ST IIIa, q. 8, a. 1, ad. 1.

[5] Cf. ST III, q. 8, a. 6.

[6] LG 8, § 1.

[7] ST IIIa, q. 8, a. 3.

×