COMMENTAIRE DU PSAUME 73

 

Introduction

 

Avec le psaume 73, s'ouvre le troisième livre du Psautier qui se termine par le psaume 89, et le recueil des psaumes d'Asaph qui se clôt par le psaume 83. Ce recueil des psaumes d'Asaph se divise quant à lui en deux grandes sections parallèles :

 

1) Ps 73-77 // 2) Ps 78-83

Méditation : Ps 73 // Ps 78
Supplication nationale : Ps 74 // Ps 79-80
Oracle : Ps 75 // Ps 81
Exaltation du jugement : Ps 76 // Ps 82
Supplication nationale : Ps 77 // Ps 83

 

Le psaume 73 veut répondre à la question : Dieu est-il vraiment bon pour les justes, pour ceux qui ont le cœur pur ? Oui, avance d'emblée le psalmiste, mais cette certitude il l'a acquise, ou plutôt elle lui a été donnée, après un douloureux cheminement intérieur dont il nous fait part. L'interrogation est née pour lui face à la prospérité des impies. Si ceux qui font le mal vivent heureux, sans que rien ne les gêne, à quoi bon chercher à se conduire droitement ? S'il n'y a pas de justice, pourquoi dès lors chercher la justice ?

 

Quant à sa structure, le psaume 73 se divise en trois partie dont chacune commence par un « vraiment », hélas non rendu par le même mot dans la Néo-Vulgate : 1) v. 1-12 ; 2) v. 13-17 ; 3) v. 18-28. La première partie décrit la prospérité des impies qui fut presque pour le psalmiste une cause de scandale pour sa foi ; la deuxième narre son intense cogitation pour chercher à comprendre le paradoxe entre sa situation de juste éprouvé et celle, prospère, des impies ; la troisième expose la solution au problème de l'injustice apparente : il y aura un jugement final. La leçon finale est celle qui revient maintes fois dans l'Écriture et qui avait retenti dès le psaume 1 : Dieu aime le juste et punira l'impie.

 

Proche des Ps 37 et 49, de Jr 12, 1-4 et du livre de Job qui posent les problèmes de la prospérité des impies et des souffrances du juste, le psaume 73 peut être rangé parmi les psaumes sapientiaux ou didactiques.

 

Commentaire

 

1 Psaume. D'Asaph.

 

Asaph était l'un des lévites préposés par David à « célébrer, glorifier, et louer Dieu » (1 Chr 16, 4-7) devant l'arche : « David laissa là, devant l'arche de l'alliance de YHWH, Asaph et ses frères, pour assurer un service permanent devant l'arche suivant le rituel quotidien » (1 Chr 16, 37). Les thèmes du psaume viennent confirmer cette appartenance du psalmiste au milieu sacerdotal : l'insistance sur la pureté (v. 1.13), la fréquentation du Temple (v. 17), l'affirmation qu'il demeure toujours avec Dieu (v. 23) et que Dieu est sa part (v. 26).

 

Vraiment Dieu est bon pour Israël,
Dieu [est bon] avec ceux qui ont le coeur pur.


L'Israël dont il est ici question ne s'identifie pourtant pas avec une ethnie, mais avec « ceux qui ont le
cœur pur » comme l'indique le parallélisme synonymique, c'est-à-dire avec ceux qui mènent une vie religieuse et morale droite (cf. Ps 15 ; 24, 4-5). Dieu est bon pour le véritable Israël, celui qui ne l'est pas de nom, mais de cœur. Tel est la foi du psalmiste qu'il veut annoncer aux autres en leur montrant qu'il n'est pas arriver à cette conviction sans avoir connu l'épreuve du doute.

 

2 Un peu plus, mes pieds bronchaient,
un rien, et mes pas glissaient,

 

Dans son cheminement de foi, il a en effet failli chuter, tel un marcheur dont les pieds auraient glissé. Il était sur le point de perdre la foi, de quitter la voie de sa religion (cf. Ps 44, 19).

 

3 car j'enviais les prétentieux,
voyant la paix des impies.
4 Ils ne se privent de rien jusqu'à leur mort,
ils ont la panse bien grasse.

 

Sa tentation lui est venue de la prospérité des impies, des « prétentieux » (Ps 5, 6 ; 75, 5). Les voyant vivre dans l'abondance malgré leur conduite immorale, la jalousie s'est emparée de son cœur. Il a envié leur bonheur sans entrave et perpétuel (v. 4) se manifestant jusque dans leur embonpoint (le mot hébreu traduit ici par panse est un hapax). Leur joie insolente lui était devenue insupportable.

 

5 de la peine des mortels ils sont absents,
avec les hommes ils ne sont point frappés.
6 C'est pourquoi l'orgueil est leur collier,
la violence, le vêtement qui les couvre ;

 

Aux yeux du psalmiste, ces impies semblent échapper au sort commun des mortels, surtout à la peine, au labeur, aux difficultés de la vie qui sont le lot de l'humanité depuis que l'homme a « touché » (Gn 3, 3 : même verbe, (gn, traduit ici par frappés) au fruit défendu. Leur superbe et leur violence sont pour eux comme un collier et un vêtement qui leur donnent de l'importance (Gn 41, 42). Leur immoralité impunie est d'autant plus révoltante qu'elle éclate au grand jour.

 

7  la malice leur sort de la graisse,
l'artifice leur déborde du coeur.
8 Ils ricanent, ils prônent le mal,
hautement ils prônent la force ;

 

Leur malice, ou leur œil selon le TM, sort de leur graisse. Ils suent l'injustice. Leurs pensées idolâtres ne sont pas moins manifestes : le mot hébreu, maskît, traduit ici par artifice désigne en effet les images et statues d'idoles (Lv 26, 1 ; Nb 33, 52). Qui plus est, ils se vantent de leur méchanceté et se moquent de tout. Le fait qu'ils parlent de leur iniquité hautement montre qu'ils cherchent à prendre la place de Dieu qui habite les hauteurs (Ps 18, 17 ; 92, 9 ; 93, 4...).

 

9 leur bouche s'arroge le ciel
et leur langue va bon train sur la terre.
10 C'est pourquoi mon peuple va vers eux,
des eaux d'abondance leur adviennent.

 

Ces versets confirment ce que nous venons de relever. Ces impies se croient tout puissants à la manière de Dieu qui siège dans les cieux (Ps 9, 8 ; 115, 16). L'image du v. 9 n'est toutefois pas aisée à saisir. Elle pourrait évoquer un monstre placé dans les cieux et qui balaierait la terre de sa langue pour dévorer ses habitants (cf. le dieu Môt). Derrière les impies, le dragon de l'Apocalypse est à l'œuvre, lui qui aime tant singer les manières divines pour mieux tromper. Quant au v. 10, aussi bien dans le TM « Aussi, fait-il retourner son peuple jusque-là, et des eaux en plénitude sont vidées pour eux » –, que dans la LXX « C'est pourquoi mon peuple retournera ici et des jours d'abondance se trouveront pour eux » , il est difficile à comprendre, d'où la traduction approximative.

 

11 Ils disent : "Comment Dieu saurait-il ?
Chez le Très-Haut y a-t-il connaissance?"
12 Voyez-le : ce sont des impies, et, tranquilles toujours, ils entassent !

 

De fait, ils se moquent de Dieu et de sa Providence. Ils ne remettent pas en cause l'existence de Dieu, mais sa science de ce qui se passe sur la terre. Il y a là une objection à l'omniscience divine qui exercera la sagacité philosophique et théologique des Pères, notamment de S. Augustin, et qui atteindra son apogée au XIIIe s. avec S. Thomas d'Aquin[1]. Cette mise en doute de la Providence, particulièrement envers les hommes, est un leitmotiv des impies (Ps 10, 4.11.13 ; 14, 1 ; 94, 7 ; Jr 12, 4 ; Ml 2, 17). Et pour le psalmiste, leur prospérité débordante a semblé leur donner raison.

 

13 Mais enfin pourquoi aurais-je gardé un coeur pur,
lavant mes mains en l'innocence,
14 quand j'étais frappé tout le jour,
et que j'avais mon châtiment chaque matin ?

 

S'il n'y a pas de Providence, il n'y a pas de rétribution. Alors, que l'on fasse le bien ou le mal n'a plus d'importance. Le psalmiste en était venu à considérer comme vaine sa conduite religieuse et morale exemplaire la pureté du cœur et l'innocence (se laver les mains symbolise l'absence de culpabilité : Ps 26, 6 ; Dt 21, 6 ; Mt 27, 24) étaient les conditions d'entrée au sanctuaire d'après Ps 15, 2 et 24, 4 car, tandis que les impies échappent au châtiment (v. 5), lui était frappé tout le jour, châtié dès le matin, sans que soit mentionné d'ailleurs le type de châtiment qu'il subissait. Quoi qu'il en soit, cette situation paradoxale constituait pour lui une énigme torturante. Tout mal subi, d'après la doctrine traditionnelle, était supposé être la conséquence d'un péché commis. Le psalmiste ne comprend donc pas qu'il soit frappé malgré sa fidélité et que les impies prospèrent malgré leur impiété (cf. When bad things happen to good people, 1981, by Harold Kushner[2])

 

15 Si j'avais dit : "Je vais parler comme eux",
j'aurais trahi la race de tes fils.

 

Le psalmiste, malgré son mal, n'a pas voulu tenir le même langage que les impies (v. 11) et renier la Providence. Il aurait trahi ses frères en religion, il se serait coupé du peuple de Dieu.

 

16 Alors j'ai réfléchi pour comprendre.
Quelle peine c'était à mes yeux !
17  jusqu'au jour où j'entrai aux sanctuaires divins,
où je pénétrai leurs fins dernières.

 

À la différence des impies qui ne prennent pas part à la peine des mortels (v. 5), le psalmiste peinait (v. 16), lui, pour chercher à comprendre le paradoxe de la justice châtiée et de l'injustice récompensée qui ne correspondait pas à la théologie de l'Alliance. Sa sagesse théologique ne lui suffisant plus, plutôt que de céder à l'apostasie et au désespoir, il s'en est remis à Dieu dans l'adoration et là une révélation lui est venue, sans que soit précisée la forme qu'elle a revêtue. Sa sagesse théologique a été reliée par une sagesse mystique. L'intelligence sur le sort final des impies lui a été donnée dans le lieu de la présence divine : « les sanctuaires », c'est-à-dire le Temple de Jérusalem. Le terme hébreu traduit ici par fins dernières signifie avant tout la « postérité ». Les impies engendrent donc leur fin, leur destin, comme on engendre une postérité.

 

18 Mais enfin, tu en as fait des choses trompeuses,
tu les fais tomber dans le chaos.
19
Ah! que soudain ils font horreur,
disparus, achevés par l'épouvante !

 

La ruine, telle sera la fin des impies. Une véritable déchéance, la dégringolade de celui qui marche en des lieux glissants, une terrible désolation, soudaine, horrible. Le psalmiste multiplie les substantifs pour bien marquer ce qui attend ces rebelles à la Loi divine. Le mot hébreu shammâh, traduit ici par horreur et que le prophète Jérémie emploie fréquemment, se réfère toujours à une destruction suivant un jugement. Bref, la mort éternelle les attend.

 

20 Comme un songe au réveil, Seigneur,
en t'éveillant, tu méprises leur image.

 

Le Seigneur, que le psalmiste compare à un dormeur qui s'éveille (cf. Ps 35, 23 ; 44, 24 ; 59, 5 ; 78, 65), les fera disparaître comme s'ils n'avaient été qu'un songe. Il les « méprisera » comme on peut mépriser un mauvais rêve. Ce réveil de Dieu marque la victoire définitive sur le mal. Il n'est pas difficile de voir ici une annonce de la résurrection du Christ.

 

21 Alors que s'aigrissait mon coeur
et que j'avais les reins percés,
22 moi, stupide, je ne comprenais pas,
j'étais une brute près de toi.

 

Le psalmiste revient maintenant sur la crise psychologique et spirituelle qu'il a traversée. L'intime de lui-même, dont le cœur et les reins sont le symbole, était exaspéré, transpercé. Sa douleur, autrement dit, était d'une intensité quasi insoutenable. Mais il reconnaît qu'elle était due à son manque d'intelligence religieuse, sa stupidité (Ps 49, 11 ; 92, 7 ; 94, 8), et il n'hésite pas à se comparer à une bête sans raison pour mieux s'humilier et disculper Dieu.

 

23  Et moi, qui restais près de toi,
tu m'as saisi par ma main droite ;
24 selon ton dessein, tu me conduiras,
puis avec gloire tu m'attireras.

 

Le psalmiste reconnaît maintenant que, quoi qu'il lui arrive, sa vraie richesse, son véritable bien, c'est Dieu avec lequel il est toujours. Dans son épreuve, le Seigneur n'a pas cessé de le tenir comme par la main. Sa Providence est sans cesse à l'œuvre pour le conduire selon son conseil, selon ses voies, et l'amener vers la gloire. Mais de quelle gloire, s'agit-il ? On peut raisonnablement penser que le psalmiste, après avoir mentionné la mort des impies, fait maintenant allusion à son propre sort post-mortem. Les termes qu'il emploie suggèrent une assomption auprès de Dieu, une vie heureuse, lumineuse, avec Dieu après – puis –, au-delà de cette vie : le verbe lâqah traduit ici par attireras est employé par ailleurs pour « l'enlèvement » par Dieu pour les placer auprès de Lui d'Hénoch (Gn 5, 24), d'Élie (2 R 2, 3.9-10 ; Si 44, 16 ; 48, 9 ; 1 M 2, 58) et du psalmiste lui-même (Ps 49, 16). À la honte des impies dans la perdition, s'opposera la gloire du fidèle vivant avec Dieu.

 

Quoi qu'il en soit, comme l'écrira S. Paul aux Romains : « Tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu » (8, 28). S. Catherine de Sienne affirme quant à elle à « ceux qui se scandalisent et se révoltent de ce qui leur arrive » : « Tout procède de l'amour, tout est ordonné au salut de l'homme, Dieu ne fait rien que dans ce but » (Dial. 4, 138). S. Thomas More, peu avant son martyr, ne dira pas autre chose à sa fille Margaret : « Rien ne peut arriver que Dieu ne l'ait voulu. Or, tout ce qu'il veut, si mauvais que cela puisse nous paraître, est cependant ce qu'il y a de meilleur pour nous ».

 

25 Qui donc aurais-je dans le ciel ?
Avec toi, je suis sans désir sur la terre.
26 Ma chair et mon coeur sont consumés,
roc de mon coeur, ma part, Dieu à jamais !

 

Au ciel, là où Dieu réside et où il le prendra, comme sur la terre, le psalmiste reconnaît que Dieu est son seul bonheur et il ne désire que Lui. Sa chair et son cœur toute sa personne (cf. Ps 84, 3) peuvent bien défaillir ou disparaître, la mort ne brisera pas sa communion avec Dieu. Une telle espérance avait déjà retenti dans les psaumes 16, 5.9-10, 17, 15, et 49, 16-17. En tant que Lévite, Dieu était sa part, son héritage, sa terre promise, son milieu de vie (Dt 10, 8-9 ; Jos 18, 7 ; Ez 44, 28), mais ici il l'est à jamais, éternellement.

 

27 Voici : qui s'éloigne de toi périra,
tu extirpes ceux qui te sont adultères.

 

Par contre, ceux qui s'éloignent de Dieu, donc se tournent vers des idoles, et de la sorte commettent un adultère, se prostituent (Os 1, 2), puisque le véritable époux de l'homme, c'est Dieu (Is 54, 5), en tant qu'Il est sa Béatitude, courent tout simplement vers leur perte (Ps 1, 6). À ce propos la fin du livre de Malachie est particulièrement éloquente (Ml 3, 14-21).

 

28 Pour moi, adhérer à Dieu est mon bien,
j'ai placé mon espérance dans le Seigneur,
afin de raconter toutes tes oeuvres.


Ce n'est pas de s'éloigner de Dieu qui rend heureux, mais de vivre dans sa proximité et de placer en lui son espérance, c'est-à-dire d'attendre de lui et le bonheur et les moyens d'y parvenir, ce qui est une confession implicite de sa Providence et la seule véritable attitude spirituelle. La LXX, que suit ici la Néo-Vulgate, traduit judicieusement le substantif hébreu qirevah, par le verbe proskollaô qui est le verbe utilisé en Gn 2, 24 pour signifier l'union indissoluble entre l'homme et la femme. La relation du psalmiste à Dieu est donc bien de type sponsale. Cette intime communion trouve une fécondité dans l'annonce des œuvres de Dieu « aux portes de la Fille de Sion », à l'extérieur de Jérusalem, aux nations donc et à tout l'univers (cf. Mt 28, 19-20).

 

Les mots Dieu, bien forment une inclusion avec ceux du début du psaume : bon, Dieu. Voilà tout le message du psaume : il est bon pour moi de coller à Dieu, car Dieu fait et fera mon bonheur. Finalement, au lieu de parler comme les impies (v. 15), le psalmiste racontera les merveilles de Dieu (v. 28).


[1] Cf. De la Vérité, Question 2 : la science en Dieu, introduction, traduction et notes par Bonino S.-B., Cerf, 1996.

[2] A Jewish rabbi facing his own child's fatal illness, deftly guides us through the inadequacies of the traditional answers to the problem of evil, then provides a uniquely practical and compassionate answer. Remarkable for its intensely relevant real-life examples and its fluid prose, this book cannot go unread by anyone who has ever been troubled by the question, “Why me ?”.