Créer un site internet

LA DOCTRINE DE LA RELATION, CLÉ DE LA THÉOLOGIE TRINITAIRE

I. Aperçus sur l’histoire du concept de relation

La notion de relation apparaît pour la première fois en théologie trinitaire au détour d’un texte hérétique ! Dans sa Profession de foi à Alexandre d’Alexandrie, Arius déclare que « le Fils n’a pas l’être en même temps que le Père, comme certains le disent en parlant des relatifs ». Cette remarque implique que des catholiques alexandrins se servaient déjà de la catégorie aristotélicienne des relatifs (ta pros ti) pour exprimer que le Fils est coéternel au Père.

La notion revient souvent ensuite sous la plume des Pères Cappadociens. Saint Basile fait de la relation le pivot de son argumentation pour écarter l’arianisme radical d’Eunome. Il montre que les noms de Père et de Fils ne signifient pas la substance de Dieu mais seulement la relation de l’un à l’autre (Contre Eunome II). Le contenu de cette relation est selon Grégoire de Nazianze une manière d’être du Père à l’égard du Fils ou du Fils à l’égard du Père (Discours théologique 29). Saint Grégoire de Nysse ajoute cette précision importante : en Dieu Trinité, il n’y a pas d’autre distinction que celle qui se prend de l’origine des personnes ou « raison de causalité » [i.e. de principe] (Contre Eunome I).

Saint Augustin accorde plus de place encore à la relation que les Cappadociens. Pour lui, notre langage et notre connaissance de Dieu comportent deux plans : celui de la substance et celui de la relation. Le domaine de la substance est celui de l’unité de Dieu, la relation est le domaine des personnes divines en leurs distinctions et propriétés. Ainsi, dans la Trinité, dire ce qui est propre à chaque personne, c’est exprimer leurs relations mutuelles (cf. De Trinitate VIII, prol.).

Boèce au début du VIe siècle prolonge la pensée de Saint Augustin. Il montre que la relation en Dieu n’ajoute aucune perfection à la substance divine. La relation ne modifie pas la substance, mais consiste tout entière dans un rapport à autre chose, une autre personne en l’occurrence. Boèce peut ainsi manifester, contre l’arianisme, une diversité en Dieu qui n’entraîne aucune inégalité entre les personnes qui ont même substance : substantia continet unitatem, relatio multiplicat trinitatem (Comment la Trinité est un Dieu et non pas trois dieux, ch. 6). L’effort des théologiens ultérieurs sera d’articuler toujours mieux ce rapport de la substance et de la relation en Dieu.

Saint Anselme de Cantorbery formalise, au XIIe siècle, la théorie de l’opposition relative selon l’origine, déjà présente chez les Cappadociens. « Opposition » doit s’entendre en un sens logique, comme opposition de relation, rapport mutuel non interchangeable : le Père n’est pas le Fils, le Fils n’est pas le Père. De plus, cette opposition relative concerne uniquement l’origine : il y a relation en Dieu en tant que le Fils est engendré par le Père et que l’Esprit Saint procède du Père et du Fils. En sorte qu’en Dieu, tout est un là où n’intervient pas l’opposition de relation et tout est relation là où n’intervient pas l’unité inséparable (La procession du Saint-Esprit, ch. i). Cette formule sera reprise et « canonisée » par le concile de Florence en 1442 : « omnia sunt unum, ubi non obviat relationis oppositio » (Bulle Cantate Domino, Décret pour les Jacobites, Dz. 1330).

II. Définition et typologie de la relation

Comment définir la relation ? Aristote la range dans ses Catégories (VII) parmi les neuf genres d’« accidents ». Tandis que le relatif désigne le mot ou la chose qui se rapporte à une autre, la relation désigne formellement l’accident par lequel cette chose se réfère à une autre. Selon une définition stricte, tout l’être du relatif consiste dans ce rapport à un autre, de sorte que tous les relatifs ont un corrélatif, que les corrélatifs sont simultanés et que la notion d’un relatif se trouve contenue ou connue dans son corrélatif (exemple : pas de père sans fils, pas de fils sans père).

Il existe deux sortes principales de relations : les relations réelles sont celles qui ont une existence dans les choses, indépendamment de la considération de notre esprit. Il n’y a pas alors seulement relation entre les choses, mais dans les choses : la relation qualifie ontologiquement la substance dont elle est un accident. Les relations de raison, elles, n’existent pas réellement dans les choses mais sont conçues par notre esprit. Ce ne sont pas des déterminations ontologiques des choses, mais logiques, conceptuelles (exemple : la relation d’identité d’une chose avec elle-même, la relation de l’espèce au genre). Il y a, à la vérité, un troisième type de relation, qui est un mixte des deux autres, lorsque la relation est réelle dans un des termes et de raison dans l’autre. Ce sont toutes les relations de connaissance, de sensation (par exemple, quand un visiteur admire une œuvre dans un musée, il existe en lui une relation réelle à l’œuvre contemplée, mais cette relation de contemplation n’est que de raison dans l’œuvre elle-même). La relation entre Dieu et ses créatures est de ce type mixte, réelle du côté des créatures, de raison du côté de Dieu, puisqu’elle ne modifie pas sa substance (cf. thèse précédente sur l’immutabilité divine).

En revanche, c’est le premier type de relation, la relation réelle, qui intéresse la théologie (par opposition à l’économie) de la Trinité. Sans cette réalité de la relation, nous tomberions dans le sabellianisme. Selon la foi, la distinction des personnes divines est réelle ; partant, leurs relations le sont aussi. Or deux conditions sont requise pour parler de relations réelles, l’appartenance à un même ordre et l’existence d’un fondement à cette relation. En Dieu la première condition est assurée par la consubstantialité des personnes, et la deuxième se trouve dans les processions mêmes : le Père est principe sans principe, le Fils est engendré, le Saint-Esprit est spiré. Ce n’est donc pas l’esprit humain qui pose ou invente la relation du Père au Fils, du Fils au Père, du Père et du Fils à l’Esprit, de l’Esprit aux deux autres. Ce fondement de la relation en Dieu Trinité par les processions mérite un examen plus attentif.

III. Le fondement de la relation en Dieu : la nature divine communiquée (procession)

On appelle « fondement de la relation » ce qui en est la cause, c’est-à-dire ce qui entraîne une relation. Reprenant Aristote, saint Thomas note dans la Somme de théologie (I, q. 28, a. 4) qu’une relation se fonde ou sur la quantité (relations de plus et de moins, ou d’égalité qui concernent les êtres corporels), ou sur l’action et la passion (cause et effet, maître et élève). En Dieu, il n’y a pas de quantité à proprement parler, ni de passion. L’intelligence théologique a donc cherché le fondement de la relation en Dieu dans le domaine de l’action

Il faut encore distinguer deux grands grands types d’actions : les actions immanentes et les actions transitives. L’action transitive produit son effet au dehors ; elle ne peut donc rendre compte du mystère des relations intatrinitaires. Le Fils, par exemple, n’est pas produit par le Père comme un terme créé. Seule l’action immanente permettra de saisir une procession dont le terme demeure en Dieu. Mais il existe également deux types d’action immanentes : les actions de l’intellect (connaissance, contemplation, sagesse), et les actions de la volonté ou de l’amour. En Dieu l’opération intellectuelle immanente, c’est la procession du Verbe ou génération du Fils, tandis que l’opération de la volonté, c’est la procession de l’Amour ou spiration de l’Esprit.

Ainsi, ce qui permet de fonder la réalité des relations intratrinitaires, c’est la procession immanente des personnes, et la procession, ce n’est rien d’autre que l’action par laquelle une personne divine provient d’une autre. Le fondement de la relation en Dieu, c’est donc l’acte de communication de la nature divine d’une personne à une autre.

IV. L’opposition relative selon l’origine

Puisque la relation trinitaire se fonde sur le fait qu’une personne provient d’une autre, seule l’origine (par mode de génération pour le Fils ou de spiration pour le Saint-Esprit) vérifie cette action capable d’être le fondement d’une relation réelle en Dieu. Or, qui dit origine, dit rapport entre un principe et celui qui en procède, rapport d’opposition en ce sens que ces relations de principe à terme et de terme procédant à principe ne sont pas interchangeables d’une personne à l’autre. Autrement dit, les relations opposées distinguent en propre les personnes divines, elles excluent toute confusion des personnes. On mesure alors le bénéfice pour la foi de la doctrine de l’opposition relative.

  • Elle garantit la distinction réelle des personnes, écartant ainsi l’erreur toujours récurrente du sabellianisme.
  • Contrairement aux autres formes d’opposition, l’opposition relative n’élimine pas un des termes en posant l’autre.
  • Elle ne suppose pas non plus qu’un terme soit plus parfait qu’un autre et évite par là toute forme d’arianisme (erreur, elle aussi, récurrente !).
  • Elle permet de concevoir les corrélatifs comme simultanés, donc, en Dieu, coéternels. Le Père est toujours Père du Fils et le Fils, toujours engendré du Père, lui est coéternel. De même pour l’Esprit que spirent éternellement le Père et le Fils.
  • La doctrine de l’opposition relative implique enfin que ces relations sont réciproques, que les divines personnes sont l’une par rapport à l’autre dans une intériorité mutuelle. Elle facilite grandement ainsi l’intelligence de la « périchorèse » trinitaire.

V. Approfondissement spéculatif : relation et personne en Dieu selon saint Thomas

a) Essence et être de la relation

Saint Thomas souligne (ST, I, q. 28, a. 2) l’originalité de la catégorie de relation par rapport aux autres genres d’accident. En chacun de ces genre de l’être, il convient de distinguer la ratio ou son essence, et l’esse, son être. Quant à l’essence, la relation a ceci d’unique que sa raison propre ne se prend pas par rapport au sujet de la relation, contrairement à la qualité qui est une disposition de la substance ou à la quantité qui est une mesure de la substance. La raison propre de la relation se prend, elle, par rapport à quelque chose d’extérieur. La relation est formellement extatique, c’est un pur rapport à autrui. En revanche, quant à son être, la relation inhère bien dans un sujet, comme les autres réalités prédicamentales : la filiation, pur rapport à un parent, n’existe que dans celui qui est fils. C’est donc du sujet dans lequel elle existe que la relation tient sa réalité. Or en Dieu, il n’y pas d’accident, tout ce qui est en lui est sa substance, son essence. Saint Thomas montre que tout ce qui, chez nous, possède l’être accidentel, l’inhérence (esse in), possède en Dieu l’être substantiel et ainsi, quant à son être, la relation s’identifie à l’essence divine ; elle n’existe pas en Dieu comme s’ajoutant à lui, elle jouit purement du subsister divin. Ainsi, sous son aspect formel (propria ratio), la relation en Dieu désigne un rapport extatique à autrui, elle désigne le pur rapport réciproque de personne à personne : la paternité en Dieu est formellement rapport au Fils engendré Mais quant à son être, la relation s’identifie à la substance ou essence de Dieu : la paternité est la Déité même. La relation réunit donc en elle ce que notre esprit ne peut que saisir séparément, la distinction réelle des personnes en un rapport mutuel et éternel, et l’unicité absolue de l’être divin.

b) La personne divine comme « relation subsistante »

Si la relation divine possède toute la consistance d’être, toute la richesse de l’être divin lui-même, c’est donc qu’elle subsiste. Il faut alors oser affirmer avec saint Thomas que le nom de « personne » en Dieu signifie la « relation subsistante », expression qui partout ailleurs serait une contradiction, une alliance de mots. Pour l’établir, saint Thomas rappelle (ST, I, q. 29, a. 4) qu’en Dieu la distinction [la propriété incommunicable de chaque personne divine] ne se fait que par les relations d’origine et que la relation n’inhère pas en lui comme un accident, mais est l’essence divine elle-même. Il en conclut simplement : « [La relation] est donc subsistante, tout comme l’essence divine subsiste […]. Par conséquent, la personne divine signifie la relation en tant que cette relation est subsistante ». On tirera en conclusion deux conséquences décisives de cet enseignement :

  • La doctrine de la personne comme relation subsistante manifeste à notre esprit que les trois personnes divines sont réellement distinctes, selon l’opposition de la relation d’origine à sa corrélative. L’aspect formel du relatif comme pur rapport à autrui éclaire ainsi la propriété inaliénable de chaque personne au sein de l’indivise Trinité.
  • Tout uniment, cette doctrine de la relation subsistante permet de montrer que les personnes de la Trinité jouissent à égalité de la condition divine de subsitant, qu’elles sont à proprement parler des « hypostases », possédant chacune en plénitude l’être divin.

Ainsi la doctrine de la relation est bien la clef de la théologie trinitaire, parce que, en son plus haut développement, elle découvre la notion de personne comme relation subsistante et qu’en cette notion se trouve récapitulé tout ce que la foi orthodoxe confesse sur le mystère de Dieu Trinité.

Bibliographie

  • H.-F. Dondaine, « Les relations d’origine » et « La notion de personne », dans Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique. La Trinité, t. I : Ia, Questions 27-32, Paris, 1950 (réimp. 1997), p. 232-245.
  • G. Emery, Cours sur Dieu Trinité, Fribourg, 2003-2004
  • J.-H. Nicolas, Synthèse dogmatique, Friboug-Paris, 1985, p. 116-134.